• Trilogie Millénium



    Un demi-million d'exemplaires du premier tome écoulé, 350.000 du deuxième et les 200.000 mis en vente pour le dernier opus s'écoulent en quelques jours : pour la Suède, petit pays de 9 millions d'habitants, ces chiffres détonnent (d'autant qu'ils ne concernent pas les poches). Traduit au Danemark, en Norvège, en Allemagne, aux Pays-Bas, 'Millénium' triomphe dans tout le nord de l'Europe. Même l'Angleterre, d'habitude cantonnée aux polars anglo-saxons, succombe. Sans parler des prix que les ouvrages ont amassés partout où ils sont passés. Et la France dans tout ça ? L'éditeur Actes Sud a créé une nouvelle collection, intitulée Actes Noirs, pour accueillir le premier volume il y a maintenant un peu plus d'un an, en juin 2006. Malgré tout la sortie resta discrète. Mais depuis, le bouche à oreille a fonctionné, et la sortie du troisième ouvrage devrait étendre le cercle des initiés.

     

    Le mystère Larsson

    Toutes les oeuvres  marquantes ont une histoire assez extraordinaire pour que la légende s'en empare. Celle de 'Millénium' est tristement simple : Stieg Larsson est décédé d'une crise cardiaque à l'âge de cinquante ans, juste après avoir remis à son éditeur la précieuse trilogie. De fait, impossible de trouver une interview de l'écrivain parlant de la gestation du projet. Pas de promotion non plus. Rien. Seule information : il souhaitait "assurer ses vieux jours" avec ces trois romans. C'est plutôt raté… Finalement, on ne sait pas grand-chose. Larsson était un journaliste brillant, célèbre dans son pays, ancien reporter de guerre en Afrique, et surtout rédacteur en chef d'Expo, revue luttant contre l'extrême droite. Il était fan de science-fiction, même s'il n'en reste aucune trace dans les 'Millénium'. Ne subsiste sinon qu'une photo moche, reproduite ci-contre, qui a illustré les dizaines d'articles sur ses livres à travers le monde, représentant un type à l'air gentil, un peu mou, au brushing très années 1980. C'est peu, mais c'est suffisant pour lancer la légende : Larsson est mort d'avoir écrit sa trilogie et, fantasme classique, il existerait une suite, un tome 4, un texte encore caché quelque part, un tas de feuilles gribouillées, qui ressurgira un jour ou l'autre…

    Bienvenue en Suède

    Mettons de côté la légende pour nous pencher sur l'essentiel : 'Les Hommes qui n'aimaient pas les femmes', 'La Fille qui rêvait d'un bidon d'essence et d'une allumette', 'La Reine dans le palais des courants d'air'. Trois titres assez étranges pour attirer l'oeil, qui cachent trois romans non moins remarquables basés sur deux personnages principaux : Mikael (avec juste un k) Blomkvist et Lisbeth Salander. Blomkvist est journaliste d'investigation, une star des médias, justicier connu pour avoir révélé de multiples scandales à travers ses articles publiés dans le mensuel Millenium, magazine d'investigation. Honnête, travailleur, courageux, malin, très perspicace, il ne lâche jamais une enquête, aussi difficile soit-elle. Le fantasme du journaliste Larsson.

    L'autre personnage, sujet central du triptyque, c'est Lisbeth Salander. Un petit génie de l'informatique, jeune, malingre, tatouée, un brin gothique, officiellement psychopathe, qui a passé son adolescence dans un asile. Sa faculté de mener des enquêtes la rapproche de Blomkvist. Lisbeth fait écho à Fifi Brindacier, Pippi en version originale (1), restée aujourd'hui encore le personnage préféré des Suédois. Par ses qualités surhumaines et sa désobéissance chronique, Fifi est considérée comme un symbole féministe. Salander la rebelle s'en fait l'écho. Quant à Blomkvist, il est surnommé "Super Blomkvist", en référence à un autre personnage créé par
    Astrid Lindgren, la mère de Fifi : un gamin détective.

     

    Plus qu'un policier

    Ces références illustrent l'enracinement du triptyque dans l'histoire de son pays. Si le décor reste celui d'une capitale européenne, n'étant donc pas aussi dépaysant que l'univers des écrivains islandais par exemple, le cadre a le mérite de nous changer de la toile de fond américaine vue et revue. D'autant que chez Larsson, la Suède n'est pas qu'une toile de fond anonyme mais bien le terreau de l'intrigue. L'histoire du pays ciel et jaune, de ses collusions avec le nazisme à l'assassinat de son très populaire Premier ministre Olof Palme qui avait touché le monde entier en 1986, en passant par la guerre froide, tous ces événements sont réutilisés par Larsson. Loin de notre vision qui confère aux pays nordiques une image de paradis tranquille au niveau de vie élevé, 'Millénium' met en scène une Suède qui peine à digérer son passé.

    Car si l'intrigue appartient clairement au genre policier, il serait réducteur de la cantonner à ce créneau, tant l'oeuvre de Larsson s'avère d'une richesse incroyable. En plus de l'histoire, la trilogie aborde une multitude de sujets quotidiens ou actuels avec un réalisme et une acuité marquants. La mondialisation, les magouilles économiques, la menace fasciste, les services secrets, le trafic de femmes, la prostitution, l'espionnage, la monde de la psychiatrie, la politique, les hommes qui n'aiment toujours pas les femmes… En trois ouvrages, 'Millénium' dresse un véritable portrait de notre société moderne, comme aucun autre roman policier avant lui.


    Une écriture insoutenable

    Le genre policier aime à simplifier au maximum sa trame au profit du suspense et des rebondissements de l'enquête. Larsson, lui, fait l'inverse, et utilise une écriture très simple, d'une densité et d'une méticulosité incroyables. Dans le premier tome, il consacre grosso modo les 300 premières pages du roman à la présentation des personnages, dans un foisonnement de détails qui ne semblent pas avoir la moindre importance. Pourtant, et c'est là le tour de force, jamais le lecteur ne s'ennuie. La pagination démentielle de la trilogie (575, 650 et 710 pages), que l'on pourrait mettre en perspective avec certaines séries télé américaines actuelles, parfaitement bâties et haletantes de bout en bout, qui surclassent le cinéma, se dévore avidement.

    Qu'il parle d'informatique, de journalisme ou d'espionnage, Larsson parvient à nous passionner pour le sujet. Loin d'ennuyer, l'infinie profondeur de son récit donne naissance à des personnages que le réalisme a rendus vivants. Le pouvoir dramatique des rebondissements en est décuplé, les mots nous submergent, nous prennent en otage. Pas la peine d'user abusivement de la violence : elle est toujours justifiée, et colle à merveille avec la noirceur inquiétante qui perce derrière les histoires de Larsson. Pas la peine de bouleverser le récit par un coup de théâtre toutes les 20 pages. Ici, il est difficile de résumer un volume tellement il s'y passe de choses. L'écrivain suédois réussit, avec un savoir-faire sidérant, à mêler ses personnages à l'intrigue, et à croiser l'enquête phare avec un sens de la quotidienneté qui ôte au lecteur toute issue de secours. Parmi la cinquantaine (!) de personnages secondaires que l'on croise au fil des trois volumes, aucun n'est laissé de côté, tous n'ont plus de secret pour nous - hormis cette petite part d'ombre qui fait tout le piment du récit. Ce faisant, l'auteur exacerbe le réalisme de son récit, et lui donne une présence bien supérieure aux policiers habituels pour qui les témoins, les flics et les autres seconds rôles ne servent qu'à faire progresser l'action. Chez Larsson, ils semblent avoir une vie propre.

    Entrer dans 'Millénium', c'est plonger en apnée dans une histoire à la tension irrésistible. Après 1.935 pages et des poussières, ce triptyque nous laisse dans un état de manque cruel. Face à Larsson,
    Henning Mankell, l'auteur suédois qui vend le plus dans l'Hexagone, fait bien pâle figure, comme tous les vendeurs actuels, qui, à quelques exceptions près, construisent des romans sur un même moule. Conseil beauté : ne vous lancez pas dans un de ces romans un dimanche soir : vous relèverez les yeux en découvrant avec stupeur qu'il est 5 heures du matin et que vous devez partir travailler à 7 heures.


    Chacun des trois tomes a une personnalité et une ambiance propres. Entre l'enquête quasi généalogique, à huis clos, de 'Les Hommes qui n'aimaient pas les femmes' et le récit d'espionnage politico-judiciaire du petit dernier 'La Reine dans le palais des courants d'air', le lien est ténu. Il réside en fait dans l'extraordinaire maîtrise de Stieg Larsson, qui a commis avec 'Millénium' l'une des oeuvres littéraires majeures de ce début de XXIe siècle, tous genres confondus. Contrairement aux centaines d'autres livres qu'on lira dans notre vie, celui-ci restera à jamais gravé dans notre mémoire.



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